Le Thorium : Vers une Énergie Nucléaire Plus Flexible

Le thorium révolutionne-t-il la géographie nucléaire ? Découvrez comment les réacteurs à sels fondus réduisent la dépendance aux sources d'eau, contrairement aux centrales uranium qui nécessitent proximité de cours d'eau et longues lignes de transport coûteuses.

L'énergie nucléaire moderne fait face à un défi majeur souvent méconnu du grand public : sa forte dépendance aux sources d'eau pour le refroidissement. En effet, les réacteurs à uranium actuels nécessitent un accès permanent à d'importantes quantités d'eau, ce qui limite drastiquement leur implantation aux zones proches des rivières ou des lacs. Cette contrainte géographique crée non seulement des défis complexes de transmission énergétique, mais limite également les options de déploiement, particulièrement dans les régions arides où les besoins énergétiques sont pourtant croissants.

Cependant, une technologie émergente pourrait bien révolutionner cette donne : les réacteurs au thorium à sels fondus (MSR). Contrairement aux réacteurs conventionnels, cette innovation utilise des sels fondus comme système de refroidissement primaire, fonctionnant efficacement entre 500°C et 1400°C sans pressurisation [1]. Cette approche radicalement différente ouvre des perspectives fascinantes pour l'avenir de l'énergie nucléaire.


Les Contraintes Actuelles du Nucléaire Traditionnel

Pour bien comprendre l'innovation que représentent les réacteurs au thorium, il convient d'abord d'examiner les limitations du nucléaire actuel. Les réacteurs à eau pressurisée (REP) constituent aujourd'hui la technologie nucléaire dominante à travers le monde. Ces installations fonctionnent à environ 315°C sous une pression de 150 atmosphères, nécessitant par conséquent des systèmes de refroidissement à l'eau massifs et particulièrement complexes [1].

Cette dépendance technique impose des contraintes géographiques strictes qui façonnent littéralement la carte énergétique mondiale : chaque centrale doit impérativement être construite à proximité immédiate d'une source d'eau capable de fournir les volumes considérables nécessaires au refroidissement continu. Par ailleurs, cette exigence hydrique génère plusieurs problèmes environnementaux non négligeables.

D'une part, les centrales nucléaires rejettent l'eau chauffée dans les écosystèmes aquatiques, provoquant une pollution thermique qui perturbe significativement la biodiversité locale. D'autre part, l'obligation de construire près des sources d'eau limite considérablement la flexibilité de déploiement, forçant l'électricité à parcourir de longues distances depuis ces sites contraints jusqu'aux centres de population.

En outre, cette distance géographique imposée entraîne des coûts d'infrastructure considérables et des pertes énergétiques substantielles. Les lignes de transmission longue distance représentent ainsi non seulement un investissement majeur, mais aussi une source continue de gaspillage énergétique, réduisant l'efficacité globale du système nucléaire traditionnel.


La Technologie des Réacteurs à Sels Fondus au Thorium

Une Approche de Refroidissement Révolutionnaire

Face à ces défis, les réacteurs à sels fondus (MSR) au thorium proposent une approche fondamentalement différente grâce à leur système de refroidissement innovant. Dans ces systèmes révolutionnaires, les sels fondus demeurent liquides entre 500°C et 1400°C sans nécessiter de pressurisation, contrairement aux REP qui fonctionnent à environ 315°C sous 150 atmosphères [1].

Plus remarquable encore, les MSR intègrent le combustible thorium directement dissous dans le sel fondu qui sert simultanément de refroidisseur primaire, avec un modérateur en graphite pour contrôler finement la réaction [1]. Cette architecture permet une réduction significative des besoins en eau de refroidissement, les exigences en eau étant désormais principalement liées aux cycles de conversion thermodynamique.

Une Flexibilité de Déploiement Inédite

Par conséquent, cette technologie s'appuie naturellement sur les concepts de petits réacteurs modulaires (SMR) qui se distinguent par leur approche de construction modulaire innovante. Cette conception permet potentiellement l'assemblage et le déploiement de composants dans diverses localités [3], réduisant ainsi significativement la dépendance aux sources d'eau importantes. De ce fait, les réacteurs au thorium pourraient être déployés dans des régions à accès hydrique limité, bien que des études de faisabilité spécifiques demeurent nécessaires pour chaque contexte géographique particulier.


Un Potentiel d'Application Considérable et des Ressources Mondiales Prometteuses

Des Ressources Thorium Abondantes et Bien Réparties

Contrairement à l'uranium, l'Afrique dispose de réserves considérables de thorium qui pourraient efficacement soutenir le développement énergétique régional. À titre d'exemple, l'Égypte possède 380 000 tonnes de réserves de thorium, tandis que l'Afrique du Sud en détient 148 000 tonnes [5]. Ces ressources nationales offrent un potentiel remarquable de développement énergétique basé sur des ressources locales, bien que l'extraction et le traitement du thorium nécessitent encore des développements technologiques et économiques approfondis.

Des Cas d'Usage Particulièrement Prometteurs

L'Indonésie, avec ses 143 234 tonnes de thorium, illustre parfaitement le potentiel transformateur de cette technologie [6]. En effet, le gouvernement indonésien a récemment initié un ambitieux programme de "dé-dieselisation" visant à remplacer les centrales diesel par des installations énergétiques plus respectueuses de l'environnement. L'objectif consiste à remplacer pas moins de 5 200 unités de production diesel dans 2 130 localités avec une capacité totale de 2,37 gigawatts [6]. Dans ce contexte, les réacteurs au thorium pourraient constituer une option particulièrement attractive, notamment pour les communautés insulaires isolées.

Des Applications Spécialisées Prometteuses

Parallèlement, les communautés arctiques isolées et les opérations minières cherchant la neutralité carbone représentent des cas d'usage potentiels particulièrement intéressants pour les réacteurs au thorium. Ces installations pourraient en effet fournir une énergie plus propre dans des environnements où l'accès à l'eau est naturellement limité ou logistiquement complexe, sous réserve bien entendu de validation technique et réglementaire.

Pays Réserves (thousand tonnes) Région
India 846.5 Asia
Brazil 632.0 South America
United States 595.0 North America
Australia 595.0 Oceania
Egypt 380.0 Africa
Turkey 374.0 Asia/Europe
Venezuela 300.0 South America
Ukraine 251.7 Europe
Canada 172.0 North America
Russia >150.0 Asia/Europe
Indonésie 143.2 Asia

Top 5 des pays : Inde, Brésil, États-Unis, Australie et Égypte représentent 47% des réserves mondiales


État Actuel du Développement et Perspectives d'Avenir

Un Niveau de Maturité Technologique Encourageant

Actuellement, la technologie des réacteurs à sels fondus au thorium se trouve dans les "phases de développement tardif à démonstration précoce" selon les évaluations récentes de l'EPRI [2]. Plus spécifiquement, la technologie LFTR (Liquid Fluoride Thorium Reactor), qui constitue une variante particulièrement prometteuse de TMSR, est en cours de développement avancé avec plusieurs projets de démonstration planifiés [2].

Un Calendrier de Commercialisation Réaliste

Au rythme actuel de financement et de soutien politique, la commercialisation est désormais attendue dans les années 2030 [2]. Néanmoins, cette estimation demeure conditionnelle aux progrès techniques, au développement des infrastructures de support, et à l'évolution du cadre réglementaire international pour les technologies MSR.


Un Potentiel Considérable

En définitive, le thorium représente un potentiel de changement fondamental dans le déploiement de l'énergie nucléaire, passant d'une technologie dépendante de l'eau à une solution universellement déployable. Cette transformation pourrait servir de catalyseur au développement durable en permettant l'accès à l'énergie propre dans des régions précédemment exclues en raison des contraintes hydriques.

La technologie des réacteurs à sels fondus au thorium existe actuellement dans les dernières phases de développement jusqu'aux premières étapes de démonstration [2]. Les recherches de l'EPRI confirment que la technologie LFTR (Liquid Fluoride Thorium Reactor), qui constitue une technologie TMSR spécifique, se trouve dans les phases de développement tardif à démonstration précoce [2]. Au rythme actuel de financement et de soutien politique, la commercialisation attendue se situe maintenant dans les années 2030 [2].

Cette technologie révolutionnaire pourrait redéfinir l'accès mondial à l'énergie propre, en libérant le nucléaire de ses contraintes géographiques historiques et en ouvrant la voie à une électrification durable des régions les plus reculées de notre planète.


Références

[1] Humphrey, Uguru Edwin, and Mayeen Uddin Khandaker. "Viability of thorium-based nuclear fuel cycle for the next generation nuclear reactor: Issues and prospects." Renewable and Sustainable Energy Reviews, vol. 97, 2018, pp. 259-275.

[2] Emblemsvåg, Jan. "Safe, clean, proliferation resistant and cost-effective Thorium-based Molten Salt Reactors for sustainable development." International Journal of Sustainable Energy, vol. 41, no. 6, 2022, pp. 514-537.

[3] Akbari, R., et al. "Analysis of thorium-transuranic fuel deployment in a LW-SMR: A solution toward sustainable fuel supply for the future plants." Nuclear Engineering and Design, vol. 421, 2024.

[4] Lobo, Mara C.A., and Giovanni Laranjo de Stefani. "Thorium as nuclear fuel in Brazil: 1951 to 2023." Nuclear Engineering and Design, vol. 419, 2024.

[5] Chroneos, Alexander, et al. "Thorium fuel revisited." Progress in Nuclear Energy, vol. 164, 2023.

[6] Dewita, Erlan, et al. "Implementation of thorium-based fuel for Indonesia Micro Reactor (IMR)." Nuclear Engineering and Design, vol. 425, 2024.

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